Accueil > 5- Lettres > Le temps d’une randonnée....
Le temps d’une randonnée....
mardi 30 avril 2019
Ce que j’apprécie en randonnée c’est la liberté.....
... la liberté que je prends avec le temps, avec la montre. Là, je me réapproprie la journée, je goûte à la lenteur, et la lenteur est une richesse de temps ; elle me rend la maitrise de moi même.
Le rêve de la modernité est ce gain de temps que permet la technique, l’idée que nous puissions faire plus de choses. Et c’est cela que la technique a permis : les voitures roulent de plus en plus vite, et nous permettent d’aller toujours plus loin.
Mais si l’ accélération technologique nous permet de gagner en temps, ne devrions nous pas avoir plus de temps libre que jamais ? Le magazine Life ne titrait il pas, en 1984, que le plus important problème auquel demain nous serions confrontés serait de savoir ce que nous ferions de notre temps libre...?!
A l’évidence, nous ne disposons pas de plus de temps : " Plus la société est moderne, moins elle a de temps ". " Plus on est riche matériellement, plus on devient pauvre en ressource temporelle. Plus les sociétés sont riches, plus les gens sont stressés ". Dans les cultures les moins développées, les gens sont pauvres en bien matériel, mais ils ont du temps.
Un chercheur américain a constaté que plus la société est riche, plus les gens se déplacent rapidement. Cette différence se retrouve aussi dans les groupes sociaux : plus un groupe social est riche, plus il va ressentir la pénurie de temps. Et cet axiome s’applique également aux individus : il y a un lien entre le statut économique des individus et le manque de temps.
Cette pénurie, nous explique un sociologue philosophe allemand, Harmut Rosa, résiderait dans le rapport entre croissance économique et accélération technologique : l’accélération technologique permet de gagner du temps libre si et seulement si la quantité d’activité reste la même. Mais ce n’est pas le cas : la croissance de l’activité est plus importante que l’accélération.
Illustrations : Quand on allait à pied à son travail, à 5 km de chez soi, il fallait compter une heure. Maintenant que l’on prend nos voitures, nous pouvons faire ces 5 km en 10 minutes et en gagner potentiellement 50. Mais nous n’habitons plus à 5 km de notre travail, mais à 30 km, il nous faut toujours une heure à nous déplacer... Dans ce cas, le taux de croissance est le même que le taux d’accélération : il faut le même temps pour faire un déplacement plus long. Et bien souvent, hélas, nous n’habitons plus à 30 km, mais à 60 km, ce qui fait qu’on a perdu une heure plutôt que gagner 50 minutes ! Ici, le taux de croissance est supérieur au taux d’accélération.
Avant, il nous fallait une demi-heure pour rédiger 4 lettres. Mais aujourd’hui, en une demi-heure, nous traitons bien plus d’e-mails. Nous sommes devenus plus rapides, mais nous avons également plus d’interactions à gérer, et donc plus de stress. "La pénurie de temps n’est pas due au progrès technologique, mais au fait que la croissance est plus importante que l’accélération."
Un dernier exemple ? Vers 1900, une maison moyenne comportait 400 objets différents. Aujourd’hui, elle en compte environ 10 000. Cette augmentation quantitative fait qu’on a moins de temps pour s’occuper de chaque objet. Avec une machine à laver, on passe moins de temps à laver le linge, mais on a plus de linge et on le lave plus souvent.
La technique n’est pas responsable de son accélération. Le progrès technique élargit notre horizon et nos possibilités de vie. Il change la perception des possibilités et des obstacles et modifie aussi les attentes sociales, tant ce que nous attendons des autres que ce qu’ils attendent de nous. Le nœud gordien est là : la technologie permet l’accélération du rythme de vie, elle nous donne les moyens d’en disposer.
Mais en usons nous avec discernement ?
Si nous avons le sentiment d’être prisonniers d’une roue de cage de hamster, c’est qu’une société moderne "est caractérisée par le fait qu’elle a besoin de la croissance, de l’accélération et de l’innovation pour se maintenir, pour maintenir le statu quo, pour que chacun garde son rang. Elle doit croître, innover, accélérer pour demeurer stable."
Nos économistes ne cessent de nous répéter que l’économie doit croître. Que s’il n’y a pas suffisamment de croissance, nous connaîtrons chômage, crise et écroulement de l’État-providence...Ce à quoi, hélas, nous assistons. Une société moderne ne peut donc se maintenir qu’au prix d’une dynamique de croissance et d’innovation.
C’est la logique même de notre économie, explique Hartmut Rosa. C’est également la logique des sciences modernes qui ne cherchent pas tant à conserver et transmettre le savoir que de produire sans cesse de nouvelles connaissances et en accélérer le rythme. C’est la logique de la politique et du droit, qui cherchent sans cesse à raccourcir les temps d’élection et à produire de nouvelles lois. C’est aussi la logique des arts et de la littérature : qui nous demandent d’être dynamique, originaux plutôt que de produire de l’imitation. La stabilisation par la croissance est l’essence de la modernité, pas celle de la technique.
Cette mise en mouvement de plus en plus rapide du monde matériel, social et conceptuel, cette aspiration à multiplier les choses, les contacts, nos horizons, d’agrandir l’espace des possibilités... créée inévitablement un problème de temps, car le temps est une donnée fixe. Nous vivons dans une société de croissance où le temps, heureusement, demeure impassible.
Voilà pourquoi la randonnée aujourd’hui est autant populaire, elle est une forme de résistance à cet emballement, une des formes que les groupes humains développent pour être en meilleur accord avec eux mêmes.
Que le temps vous tienne en joie !.... Bonnes randos !