Accueil > 5- Lettres > Lettres d’hier > Mes amis s’en vont...
Mes amis s’en vont...
mercredi 3 avril 2019
Mes amis s’en vont...
Ils partent au loin, ils prennent l’avion.
Ils vont au Pérou, en Afrique, au Kilimandjaro, au Ténéré, ou dans l’Atlas suivre des mules bâtées portant gourbis et victuailles. Ils vont au Tibet, ils vont en Cappadoce...
Ils vont loin, très loin, et moi...je reste.
Je n’ai pas encore fait le tour des richesses d’ici, je n’ai pas épuisé mon environnement immédiat, alors pourquoi irais-je plus loin ?
Plus loin, je ne connaîtrais pas les plantes, ni les fleurs, ni les paysages ni leur histoire. Les édifices ne me diraient rien de leur époque, de leur usage. Les coutumes, les langues, la nourriture me seraient étrangères.
J’aime reconnaître, revoir, savoir qu’en ce lieu telle plante, telle fleur, tel paysage vont se présenter à moi.
Cette connaissance, capitale pour ma jouissance, je l’entretiens. Elle monte avant, pendant, après. Elle me précède, m’accompagne, et me poursuit. Comme la pensée, la dégustation puis le souvenir d’un bon repas.
Aller loin me priverait de cet avant, réduirait ce pendant, effacerait cet après car ces plantes, ces fleurs, ces paysages les reverrai je plus tard ...? Rien n’est moins sûr. Le Pérou est loin, les Andes sont vastes, comme l’Afrique ou le Tibet. Pour les connaître il me faudrait faire des efforts sans lendemain.
Je préfère quadriller la Provence, passer du calcaire au schiste, sentir l’odeur des pins, de l’immortelle ou la senteur douceâtre de la fleur de mélèze, entendre le claquement de bec de l’aigrette, le cri sec de la poule d’eau, le clapotis de l’eau, dans la rivière, au fond de la crique, le friselis de l’étrave de la barque qui glisse vers les îles, le bruissement d’un feuillage, le crissement des feuilles du chêne kermes, tout cela me parle, tout cela me porte. Pourquoi irais -je ailleurs ? Je n’en comprendrais pas les richesses.
Sur le sentier je suis dans mon histoire, je suis de plain-pied dans la vie , en marche vers les parcelles de cultures, les prairies de fauche, la forêt, les alpages, le lac, le col ou le refuge. Sur le sentier je suis agriculteur, éleveur, berger, forestier, gardien de parc, de refuges, accompagnateur, guide de haute montagne, maire...
Mais je suis aussi dans les pas pionniers de ceux qui, voilà trois millénaires ou voici seulement un siècle et demi, ont exploré ces territoires, cherchant à s’y installer. Une dure école qui les fit bâtisseurs, éleveurs, pasteurs, chasseurs, cueilleurs, charbonniers, … pluriactifs par nécessité.
À l’origine, ces itinéraires, aujourd’hui sur les cartes, sont des initiatives paysannes : voies de communication entre vallées, de liaison entre villages, passages de contrebande pour éviter l’impôt, usages de l’espace à des fins agricoles, pastorales, minières… Ces chemins de gens de peu, riches seulement de cueillette et d’élevage, n’étaient pas des sentiers tracés pour mon plaisir, mais pour les colporteurs, chaufourniers, agriculteurs, enguentiés, carriers, charbonniers, gemmeurs et transhumants.
Quand je randonne, je reprends le pas de tous ces gens, je cherche à comprendre, je m’inscris dans une histoire.
Voilà pourquoi j’aime Giono :
"Je vais à pied. Du temps que je fais un pas la sève monte de trois pouces dans le tronc du chêne, le saxifrage du matin s’est relevé de deux lignes, le buis a changé mille fois le scintillement de toutes ses feuilles ; l’alouette m’a vu et a eu le temps de se demander qu’est-ce que je suis, puis qui je suis ; le vent m’a dépassé, est revenu autour de moi, est reparti.
Du temps que je fais l’autre pas, la sève continue à monter, et le saxifrage à se relever, et le buis à frémir, et l’alouette sait qui je suis et se le répète à tue-tête dans le cisaillement métallique de son bec dur ; et ainsi, de pas en pas, pendant que la vie est la vie, que le pays est un vrai pays, et que la route ne va pas à quelque endroit mais est quelque chose."
Jean Giono
Bonnes randos !