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Le fleuve Tavignano, une démarche juridique inédite ....

vendredi 15 juillet 2022

"C’est une démarche juridique inédite en Corse comme en France... En proclamant des « droits » au Tavignano, des militants écologistes entendent donner au cours d’eau les armes légales pour se défendre contre l’installation sur ses rives d’un projet d’enfouissement de déchets."

Nous reproduisons un article de Valentine Faure, paru dans le journal Le Monde en date du 11 juillet....

En ces journées de canicule, il nous donne l’occasion de réfléchir sur notre rapport au monde.

Le fleuve Tavignano coule depuis le lac de Nino, perché à 1 743 mètres dans la montagne corse, pour aller se jeter dans la mer Thyrrhénienne près du village d’Aléria, 90 kilomètres plus loin. Ses eaux translucides serpentent sous des ponts génois au milieu du maquis, longent vingt-trois communes et débordent souvent. Lors de la crue de 1976, son débit avait atteint celui du Rhône. Les anciens appelaient la zone qui s’étend du village d’Antisanti, dans la basse vallée du Tavignano, à la plaine orientale « la montagne qui marche », parce que tout y bouge. Sur ce terrain friable, les talus s’affaissent, les routes s’effondrent, il y a des éboulements. «  L’endroit parfait pour un centre d’enfouissement de déchets… », ironise Catherine Bona, 68 ans.
Revenues dans les années 1970 dans ce coin d’où vient leur père et qu’elles connaissent depuis l’enfance, cette ancienne institutrice et sa sœur, Pascale Bona, 70 ans, fromagère, racontent comment elles ont longtemps mené leurs brebis à travers la vallée, se baignant au passage dans le Vecchio, un affluent du Tavignano. Elles le font encore, mais pour combien de temps ? Depuis 2016, un projet d’enfouissement de déchets ménagers et de terres amiantifères issues de chantiers menace de voir le jour sur un site de 35 hectares dans un méandre du fleuve, à Giuncaggio, au beau milieu de cette montagne qui marche.

Autorisation validée par le Conseil d’Etat

Créé en janvier 2016, le collectif Tavignanu Vivu (« Tavignano vivant ») dénonce un «  projet criminel ». Le terrain est partiellement classé zone Natura 2000. Le stockage des déchets devrait y être «  à proscrire absolument », selon une carte de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) destinée à guider les communes dans leur gestion des ordures. Selon Tavignanu Vivu, l’infiltration de lixiviats, le « jus de déchets », ou de poussières d’amiante dans ce terrain composé de schiste instable et gorgé d’eau exposerait le fleuve à une pollution irréversible.

Or le Tavignano, deuxième plus long fleuve de Corse, approvisionne en eau potable une grande partie de la côte orientale, irrigue les cultures environnantes de vignes et de clémentiniers, et abrite de nombreuses espèces protégées, comme l’escargot de Raspail ou le crapaud discoglosse corse. Après un premier refus du préfet d’accorder son feu vert, l’association Tavignanu Vivu et l’entreprise Oriente Environnement, porteuse du projet, se sont affrontés jusqu’au Conseil d’Etat, qui, le 21 avril 2021, a validé en dernière instance l’autorisation d’exploitation.

Alors, les opposants, rejoints par les associations Umani et Terres de liens Corsica, ont trouvé une autre idée : la proclamation d’une «  Déclaration des droits du fleuve ». Rédigé à l’été 2021 avec l’aide de juristes de Notre affaire à tous, le collectif qui a porté avec succès « l’affaire du siècle » (le recours contre l’inaction climatique de l’Etat), le texte proclame le droit pour le fleuve « d’exister, de vivre et de s’écouler », de «  remplir ses fonctions écologiques essentielles », «  de ne pas être pollué », mais aussi celui « d’ester en justice », c’est-à-dire de pouvoir porter plainte pour se défendre.

Soutenue par la Collectivité de Corse et la municipalité de Bastia, la « Déclaration des droits » du Tavignano – une première en France – n’a pas encore de valeur officielle. La démarche s’inscrit dans un mouvement international de reconnaissance des droits de la nature. Il s’agit d’obtenir que des éléments naturels (forêts, fleuves , montagnes….) acquièrent une personnalité juridique et puissent être défendus et agir en justice. Une possible révolution culturelle, moins improbable qu’il n’y paraît.

L’idée d’accorder des droits à la nature trouve son origine aux Etats-Unis. Au début des années 1970, la Walt Disney Company envisage la construction d’une station de ski en Californie, dans la vallée de Mineral King, qui aurait pour conséquence l’abattage de séquoias millénaires. Christopher Stone, professeur de droit à l’université de Californie, aborde la question avec ses étudiants avant d’élaborer un argumentaire – qui fera date – publié, en 1972, dans un article de la Southern California Law Review (et traduit en français par Le Passager clandestin, 2017).
« Chaque fois qu’un mouvement vise à conférer des droits à une nouvelle “entité”, cette proposition est condamnée à paraître étrange, effrayante ou risible, écrit-il dans cet article. En fait, tant que la chose privée de droit n’a pas reçu ses droits, nous ne pouvons la voir que comme une chose à “notre” usage – c’est-à-dire à la disposition de ceux qui possèdent des droits à ce moment là »
Le droit occidental s’est en effet construit sur une distinction, héritée du droit romain, entre les choses et les personnes : la summa divisio (« la division la plus élevée »). Mais il y a eu des aménagements à l’intérieur de ces catégories. Comme le rappelait Christopher Stone, « les prisonniers, les étrangers, les femmes (surtout celles qui sont mariées), les aliénés, les Noirs, les fœtus et les Amérindiens » n’ont pas toujours été des personnes juridiques. A l’inverse, l’idée d’une personnalité juridique morale qui ne soit pas humaine était inconcevable avant le XIXe siècle. Pourtant, notre droit est déjà empli d’entités inanimées : entreprises, municipalités, navires, comités d’entreprise ou syndicats. Il est construit sur des fictions légales qui évoluent. Or, selon les défenseurs de la nature, celles-ci sont obsolètes au regard de nos connaissances actuelles de la nature et des menaces qui pèsent sur elle.

« La logique d’un droit protecteur, qui plaçait l’espèce humaine dans le rôle de “berger de la nature” ne tient plus. »

Très investi dans la défense des droits de la nature et au fait du dossier du Tavignano, l’écrivain et artiste français Camille de Toledo, juriste de formation, parle de «  soulèvement légal terrestre ». Il a notamment écrit, en 2019, une pièce de théâtre, « Les Témoins du futur », qui imagine un monde dans lequel les écosystèmes auraient acquis une personnalité juridique. «  Il y a nécessité de mettre à jour notre droit pour qu’il reconnaisse ce que la science a démontré depuis une centaine d’années, explique-t-il. Cette frontière entre les objets et les sujets doit se déplacer. » Car, depuis la révolution darwinienne, qui a replacé l’homme comme une espèce parmi d’autres au sein du règne animal, notre conception du vivant n’a pas cessé de progresser. L’interdépendance entre l’homme et la nature ne fait plus débat. Ainsi, «  la logique d’un droit protecteur, qui plaçait l’espèce humaine dans le rôle de “berger de la nature” ne tient plus », estime Camille de Toledo.

En France, cette idée fait son chemin depuis que, en 1987, la juriste Marie-Angèle Hermitte a esquissé, devant la Communauté économique européenne (en amont de la préparation du Sommet de la Terre de Rio, en 1992), l’hypothèse d’entités naturelles comme sujets de droit, qu’elle désignera plus tard sous le terme d’« animisme juridique ». « C’est très intéressant, on en reparlera dans deux mille cinq cents ans », s’entend-elle répondre. L’idée d’une représentation juridique ou institutionnelle de la nature se diffuse néanmoins, portée par des philosophes, comme Michel Serres, Bruno Latour ou Philippe Descola.
Jusqu’à ce qu’en 2007, Marie-Angèle Hermitte reçoive un appel d’une équipe de juristes équatoriens qui s’intéressent à cette idée alors qu’ils préparent la future Constitution du pays, impulsée par le nouveau président de gauche Rafael Correa. En 2008, le pays andin devient le premier pays à intégrer les droits de la nature dans sa Constitution, sur le modèle de l’actio popularis : tout citoyen peut défendre la nature devant le tribunal. En 2021, par exemple, une mangrove a eu gain de cause contre un projet de pisciculture qui ne respectait pas son « droit au respect de ses cycles vitaux ».

« Quand la nature est reconnue sujet de droit, cela permet de réguler des activités industrielles »
A son tour, la Bolivie a adopté, en 2010, la « loi sur les droits de la Terre-Mère », qui énonce que la Pachamama (la Terre-Mère) est un « sujet collectif d’intérêt général », titulaire de droits. En Colombie, le fleuve Atrato, menacé par l’orpaillage illégal, a également obtenu une reconnaissance juridique. Dans une autre décision retentissante, le Parlement néo-zélandais a reconnu, en 2017, une personnalité juridique au fleuve Whanganui, consacrant la cosmovision des Maoris, qui perçoivent un lien de parenté avec lui. Aux Etats-Unis aussi, ce sont plus d’une centaine de municipalités qui ont adopté des ordonnances reconnaissant des droits aux écosystèmes ou aux communautés naturelles, ou même à une espèce végétale, le manoomin, un riz sauvage de la région des Grands Lacs.

Agir en amont du préjudice

En France, on compte aujourd’hui une trentaine d’initiatives similaires à celle prise par Tavignanu Vivu : l’« Appel du Rhône », la « Déclaration des droits de la Têt » (fleuve des Pyrénées-Orientales)… Avocate en droit de l’énergie et de l’environnement et membre de Notre affaire à tous, Marine Yzquierdo, 34 ans, a supervisé la déclaration corse et celle de la Têt : «  L’objectif est que ces textes se transforment en droit dur, pour devenir contraignants. » En pratique, l’attribution de droits à la nature peut intervenir selon plusieurs formes : constitutionnelle, législative ou jurisprudentielle. Dans tous les cas, il s’agit de passer d’un droit protecteur de l’environnement à un droit « écocentré », mieux à même d’agir en amont du préjudice. Ce combat en rejoint d’autres, celui de la reconnaissance de l’écocide ou du droit des « générations futures ». « Nous sommes en train de mettre en place un nouveau récit juridique », assure Marine Yzquierdo.

Ce récit est encore en train de s’écrire, au gré des immanquables tâtonnements que suppose un tel renouvellement de l’imaginaire. Comment définir les droits d’entités non humaines ? En 2017, la Haute Cour de l’Etat indien d’Uttarakhand a accordé au Gange le statut de « personne vivante ». Avec des droits, donc, mais aussi tous les devoirs et responsabilités afférents. Les « parents » désignés pour garantir les droits du fleuve, à savoir le ministre en chef et l’avocat général de cet Etat himalayen où le fleuve sacré entame sa course, ont contesté la décision, craignant d’être tenus responsables en cas de crue ou de noyade. Pour l’instant, elle a été jugée « impossible à mettre en œuvre » par la Cour suprême indienne.
«  Quand on demande la qualité de sujets de droit pour des non-humains, on ne parle pas des mêmes droits que pour les êtres humains, résume Marie-Angèle Hermitte. Aux Etats-Unis, des gens essaient de faire reconnaître l’Habeas corpus [qui garantit la liberté individuelle et le droit à ne pas être arrêté de façon arbitraire] pour des grands singes. » 

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